La liberté selon Benjamin Ferré

Larguer les amarres ! Quel sentiment de jouissance profonde. Je me souviens encore de ce rituel si exaltant pendant les deux années où je me préparais à traverser l’Atlantique en solitaire pour la première fois.

 

Mon embarcation ne mesurait que 6,50 mètres. J’aimais cette idée qu’à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il me suffisait de décrocher le bout d’amarrage, de pousser l’étrave de ma petite embarcation vers le large, de courir le long du ponton en tenant à bout de bras ma cabane flottante pour lui donner de l’élan avant de bondir au-dessus du balcon arrière sur une dernière impulsion, et l’aventure débutait. Déjà les voiles se gonflaient et il se dessinait derrière moi un fin sillage blanc et lumineux synonyme d’un appareillage silencieux pour un voyage des plus bavards.

 

Ni le ronronnement d’un moteur, ni les gestes robotiques d’une hôtesse de l’air, ni le retentissement soudain du sifflet d’un agent de gare dépêchant les derniers voyageurs à embarquer, ne venait chahuter mon départ.

 

Je prends la mer ! Et là-bas, tout y est plus exacerbé. J’y ai senti la joie, la tristesse et le désespoir, la force et l’élan. Le plaisir d’une herbe folle se faufilant entre les pierres et par-dessus tout, je m’y suis senti moi. Empli de doutes certains. Je me demande souvent si cela vaut la peine de se mettre dans de telles situations, de dépenser toute cette énergie ? Et je suis inéluctablement rattrapé par l’intime conviction que c’est finalement ce qui m’anime, que j’ai envie de vivre pleinement et que cela passe par vivre des émotions, des sensations.

 

Là-bas, il n’y a pas de jour pour vivre et de nuit pour dormir. Les manœuvres nocturnes s’entremêlent aux harassements journaliers. Et alors seulement je me découvre tutoyer la liberté ultime. Chaque décision, chaque pensée, chaque sourire et chaque soupir, chacune de ces larmes de joie ou d’alanguissement, chacun de ces gestes sont pleinement miens. Ils ne sont influencés par rien d’autre que le vent, la gîte de mon bateau, les peurs qui m’habitent, la confiance qui se dessine, le grondement des nuages, le chantonnement de l’eau sur la carène de mon navire. Je me sens moi. Je me sens heureux. Je me sens LIBRE ! J’y ressens la vibration touffue de la vie.

 

Je ne connais pas sentiment plus exaltant que celui d’infléchir la courbe du temps qui semble finalement se prolonger. Je réchappe à la tyrannie de ce dernier qui pèse parfois sur ma vie de terrien. Je me sens libre aussi de ne plus penser. Ou plutôt de ne plus penser qu’à l’essentiel. Je retrouve cet état animal : BOIRE ! MANGER ! DORMIR ! La règle des cinq « R » si propre à la course au large habite mon esprit : ROUTE, RÉGLAGE, RANGEMENT, REPAS, REPOS. Cinq mots qui régulent mon quotidien et qui laissent parfois s’installer un R supplémentaire synonyme de « Rêvasserie ». Je m’extasie devant l’horizon prenant en écharpe les rayons du soleil au point d’en épouser ses formes galbées, face à un lever de lune ou au jeu des dauphins qui dansent à la proue du navire.  

 

Alors lorsqu’on me demande aujourd’hui de conjuguer liberté avec course au large, à l’aube du grand plongeon dans une aventure qui sera probablement la plus audacieuse de ma vie, il me semble que la liberté demeure étroitement liée à la notion de vérité.

 

Apposer sur le papier ces quelques mots me donne le tournis : « préparer le VENDEE GLOBE : faire le tour du monde, par les trois caps, en solitaire et sans assistance ». Tapoter ces mots étourdi mon esprit, fait frémir mon âme et emballe mon cœur.

 

J’ai toujours trouvé très émouvant de voir un homme s’éloigner seul sur un bateau. Il s’en dégage une simplicité rare. Une certaine forme de poésie aussi. J’ignore tout de ce qui m’attend, mais lorsque je le découvrirai, ce sera assurément un instant de vérité. Et quelle liberté sublime de ne pas savoir non ?