La liberté selon Yannick Haenel

 

L'aventure inconnue

 

Enfant, j'habitais à Niamey, la capitale du Niger. L'école finissait à midi, nous rentrions à pied. Le sable rouge envahissait les rues : avec lui le désert parvenait jusqu'au seuil de la maison. On avait beau planter des citrons, des flamboyants, des eucalyptus, on avait beau arroser tout ce vert, le sable rampait jusqu'à nos chambres.

Entre douze et quatorze ans, l'aventure, c'était ça : accompagner de toutes mes forces (de toute mon âme) uen telle lutte entre l'eau et le feu.  

Plus tard, j'ai lu dans Dieu d'eau de Marcel Griaule que chez les Dogons une rivière serpente dans la tête de tous les êtres et qu'écrire consiste à ouvrir des rigoles afin d'irriguer le monde. En écrivant des livres, comme je commencerais à le faire quelques années plus tard (des livres imaginaires, puis des « vrais » livres de papier), je continue à humidifier la terre rouge. La littérature mouille le monde.

L'aventure commence à ce point où l'inconnu s'ouvre en nous : on peut, selon son désir, parcourir des milliers de kilomètres et rouler par les océans ; ou bien, chez soi, se jeter dans la nuit de l'esprit et vivre des odyssées intérieures. 

Si j'ai passé mon enfance dans plusieurs pays d'Afrique, je ne suis pas un voyageur : l'illumination (la soif qui la suscite) ne dépend d'aucun horizon, mais d'un vertige qui peut advenir dans une chambre, entre les bras d'un être aimé, entre les lignes d'un poème. 

Un éclair brouille vos repères et voici que tremblent longitudes et latitudes ; voici que s'ouvre, entre vos doigts, sous une lampe, sur une feuille de papier, une expérience qui vous sort de tous les pays. Vous vacillez, le plaisir est immense, il remplace le monde. La vraie richesse est poétique. La vraie richesse est sexuelle. 

Alors voici une de mes aventures. Elle n'a l'air de rien, un simple frôlement vous en transmet les détails. À ce point où le cœur s'égale aux étoiles, l'amour inonde le temps de clartés folles. Rien n'est jamais secondaire, tout est crucial : les nuances changent le monde. 

L'aventure inconnue, cette nuit, tandis que j'écris ce texte pour des navigateurs, c'est une couleur : un peu de roux sur des cils.

Où mènent les désirs ? La trajectoire de la rousseur dans mes aventures a le parfum des origines heureuses. C'est en 1979, à Ayorou, à la frontière du Mali. Une mêlée de girafes déferle en liberté entre les baobabs. À l'époque, je suis émerveillé par leurs grands yeux fleuris et par leur danse : elles vont à l'amble ; leur long corps tacheté de roux s'ébroue entre les acacias. 

Le troupeau des girafes déclenche en moi un destin de désir : quelques jours plus tard, j'ai rendez-vous, dans les toilettes du collège, avec une fille qui prend ma main et la guide jusqu'à sa culotte. Son short se déboutonne et son pubis m'apparaît : roux, comme un doux soleil de brousse, comme un buisson de cils. 

Mes doigts connaissent alors la vraie joie, celle qui me fera bientôt tracer des signes, comme ce maquillage de renard de David Bowie arborant sur sa joue un éclair qui signe son entrée dans le sacré : Ziggy Stardust devient mon héros, c'est lui qui me conduit dans les régions tourmentées du symbolique, entre vie et mort, là où vous introduit le flair le plus ténébreux. 

Les portes s'ouvrent : ici, tandis que j'écris ou fais l'amour (tandis que j'en rêve), un sable éternellement rouge tapisse les parois de la grotte. 

C'est ma première aventure : le fond des mondes s'ouvre dans une chambre d'adolescent chaque nuit lorsqu'il faut éteindre. Il y a d'autres nuits, au contraire, qui ne sont pas assez nocturnes, des nuits où les étoiles débordent sur elles-mêmes, comme des louves filant par les rues. 

Je croyais, enfant, que faire l'amour avec une femme, c'était connaître la vérité ; j'imaginais même que notre corps en gardait trace, comme un tatouage ou une blessure. Je pensais qu'on était ainsi initié à un pays secret — et au fond, rien n'est plus juste. Je crois aujourd'hui que les mystères d'Éleusis n'ouvraient à rien d'autre : les étreintes vous introduisent au-delà de nos corps. 

Se mettre à écrire n’a jamais été qu’une tentative pour approfondir ce désir de tout savoir avec le corps. Entrer dans l’éclair de la jouissance qui irrigue les phrases, c’est la grande aventure.

 

 

Yannick Haenel