La liberté selon Olivia Rosenthal

Filer à l’anglaise

Il y a ceux qui disent que l’aventure est morte, qu’il n’y a plus possibilité sur cette terre pour l’émerveillement, qu’il n’y a plus sur cette terre que des caméras, des espaces quadrillés, des absides, des ordonnées, des bornes, des satellites qui nous renvoient nos positions sous forme de chiffres divers, nous sommes partout repérés, nous ne savons plus comment rompre avec le signal, comment rompre avec le signal, est-ce que nous en avons encore la possibilité, est-ce qu’on pourrait encore traverser l’océan avec des astrolabes, des compas, des boussoles,  des sabliers, est-ce que nous avons moyen de nous séparer de nos écrans, est-ce que nous avons envie d’en être séparés, et voilà que la mer s’en mêle, on a la volonté d’en découdre, on n’est pas dans son élément, on se replie un moment dans la cabine, voire dans la bannette, un lieu protégé, étanche, insubmersible, on y entre comme on entrerait dans un vaisseau spatial, en baissant la tête et en se courbant, l’aventure commence quand on peut être à la fois replié et ouvert, enfermé et à l’air libre, on vacille et ce vacillement procure un sentiment mêlé d’anxiété et d’excitation, de toute façon l’anxiété est une forme d’excitation, à moins que ce ne soit l’inverse, l’inverse est vrai aussi, on est secoué par la perspective du roulis, on est entouré par les instruments de navigation qui traduisent en langue des signes ce qui est intraduisible, pas de mots pour dire les profondeurs marines, courants, écueils, nature et direction des vents, ce qu’on a devant soi reste invisible, on ne regarde pas devant soi, on se tient dans le cockpit avec casquette de roof coulissante, le bateau monocoque sur lequel on a embarqué fend l’océan à la vitesse de 20 nœuds, c’est un Imoca aux voiles étirées à l’infini, à la coque étroite, avec foils et outriggers monotypes, tous ces mots de la technique, cette langue teintée d’anglais et de sigles, est-ce qu’on peut trouver pour ces mots des équivalents dans d’autres langues, ou est-ce que sur l’eau la langue universelle est la langue anglaise, finalement qu’est-ce qu’une langue universelle, la seule langue partagée est-elle celle qu’on déchiffre sur les GPS ou la course en pleine mer oblige-t-elle à entendre aussi la langue des orques, des poulpes et des dauphins, on se bouche les oreilles pour que les langues animales ne viennent pas parasiter le système informatique, et pendant qu’on y est on ferme aussi les yeux, parce que regarder l’horizon est une mauvaise méthode, le skipper (encore un mot anglais) ne regarde pas l’horizon, il faudrait pour cela qu’il monte sur le pont continuellement arrosé par la houle (trop dangereux), le skipper se concentre plutôt sur son itinéraire, il limite son attention aux données cartographiques et météorologiques, ça lui permet de résister à la peur, il fabrique avec ses moniteurs, ses bômes, ses voiles de quille, ses deux safrans, sa carène, ses foils rétractables, ses quatre ballasts maximum et même son corps entraîné aux pires avanies un univers standardisé susceptible de former entre lui et l’océan une barrière, rien de tel qu’un matériel sophistiqué pour lutter contre la tentation de prendre le large, filer, c’est à la fois aller vite et fuir.